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Par Liliane, Septembre 2024

LA TOUR ALBANO

      Au carrefour de ce qu’on appelait alors la porte Ferruce, sur l’étroite et encombrée place du Mazel qui avait remplacé le forum et deviendra bien plus tard la place de l’Horloge telle qu’on la connaît, avait été édifiée la livrée du cardinal Pierre de Colonna (mort en 1326). Après son successeur Pierre de Mortemar, Etienne Aubert y emménage et, devenu le pape Innocent VI (de 1352 à 1362), la transmet à son neveu Audouin Aubert, évêque de Maguelonne, docteur en droit, nommé cardinal des saints Jean et Paul, qui y «fait des constructions considérables».


Les cardinaux (du latin cardo, pivot du monde) ces « princes de l’église », possèdent un train de maison prestigieux et s’entourent de dizaines de personnes, outre leur propre famille : camérier, auditeur, médecin, notaire, chapelains, écuyers, nombreux domestiques. Leurs livrées ont « chambre de parement ou de réception, grand tinel ou salle de festins, studium ou cabinet de travail, chambres, chapelle et galeries groupés autour d'un préau et desservis par un cloître à galeries superposées. Souvent, autour d'une deuxième cour il y a des logements pour les familiers ou les serviteurs, des écuries, des dépendances. À l'extérieur, les Livrées, à l'imitation du palais des papes, prirent des airs de forteresses avec une tour qui était au Moyen Âge le symbole de la puissance. »

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Audoin Aubert va justement faire édifier une tour alors même que le bâtiment en comporte déjà une : tour symbole de pouvoir et de noblesse. Elle compte cinq niveaux avec croisée d’ogives, des murs en pierre de taille d’1,20 mètre d’épaisseur alignés sur les points cardinaux, sur un plan carré d’environ 5,50 mètres de côté et 6 mètres de hauteur à la clé de voûte. On y accède par un escalier à vis comptant 130 marches et une échelle jusqu’à la terrasse crénelée.


Au rez de chaussée, la pièce aux murs décorés de rinceaux et de tournesols d’or sur fond rouge sang et noir, fut transformée en poste de police fin XIXème, et badigeonnée, elle ne conserve que quelques traces du décor.

La camera secreta


Au premier étage, la "chambre secrète" recèle plusieurs mystères. De nos jours, le carrelage vert du sol est complètement usé et les fresques lacérées de graffiti divers. La clé de voûte représente les armoiries du cardinal Aubert : « Gueules au lion d’or à la bande d’argent brochant sur le tout et chef de même, chargé de trois coquilles d’or, soutenu d’argent ». Au-dessus figure le chapeau rouge des cardinaux.

Murs, voûtes, arcs d’ogives, embrasure des trois fenêtres situées à quatre mètres du sol et n’offrant donc aucune visibilité, tout est peint : ciel bleu à étoiles d’or, guirlandes de roses, immenses tapis au pochoir imitant le style oriental avec la représentation du système d’accroche, anneaux de laiton et cordelettes, surmontés de rinceaux jaunes à feuilles d’acanthe chargés de fruits sur fond vermillon.

Les culs de lampe sculptés offre de multiples interprétations symboliques « à tiroirs » : les quatre saisons, les quatre âges de la vie, les quatre éléments, les humeurs telles que décrites au Moyen-âge... Ainsi que la vie sauvage opposée à celle des hommes, la lutte entre la foi et les forces occultes.

Deux lutteurs encordés dans le même filin, un jeune homme blond et un plus âgé barbu, combattent au-dessus de leur prix, un veau.
On peut y voir les symboliques suivantes : les jeux du printemps, la jeunesse, l’air, le caractère sanguin.

Un lion de couleur jaune à la gueule rouge mord une chimère quadrupède à ailes et bec d’aigle, avec une tête de chèvre, qu’il tente d’entraîner dans une gueule infernale aux dents aiguisées : le lion représente l’été, la foi, l’âge adulte, le feu et le caractère colérique.

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Sur un fond rouge et difficilement discernables figurent des feuillages et des glands, trois cochons noirs et un oiseau à la tête brisée : la glandée représente l’automne, la maturité, la terre, le caractère flegmatique.

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Enfin, le portrait d’Audoin Aubert lui-même. Il porte un capuchon bleu doublé de rouge, et le bord d’un chapeau noir dont il tient les cordons dans la main droite. C’est un homme âgé, au faîte du pouvoir, qui observe les rythmes de la vie avec une certaine mélancolie.

A côté de ce portrait se trouve peut-être un conduit acoustique reliant le deuxième étage.


Une frise devenue presque invisible, en lettres latines blanches, encryptées, à l’aspect hébraïque où l’on discerne les noms de prophètes et de rois bibliques de la lignée de Jessé, reste particulièrement mystérieuse.

Une partie du décor a disparu en 1733-1736, remplacé par un enduit de plâtre où ont été peints les blasons de Clément XII, du vice-légat Philippe Buondelmonte, de trois consuls, de l’assesseur et du secrétaire de la ville, accompagnés d’inscriptions à la gloire du pape.

La chapelle 

 

Au deuxième étage, la décoration de la chapelle reprend celle de la pièce inférieure : sol de carreaux verts, murs chaulés décorés de bandes rouges comme un parement sur les pierres de taille. Trois fenêtres, dont une actuellement murée, offraient une belle vue sur la cité.

Cependant les thèmes appartiennent au domaine religieux. La clé de voûte représente le visage du Christ dans un quadrilobe. Trois des culs de lampe illustrent traditionnellement les évangélistes : l’ange de Mathieu, le lion de Marc, l’angle de Jean.

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Mais le quatrième, dans le même angle que le portrait d’Audoin Aubert, est celui d’Innocent VI, semblable à celui de son gisant à la Chartreuse de Villeneuve et à celui de la fresque de la Chapelle des Espagnols à Santa Maria Novella de Florence : tête nue, sourcils froncés, barbe bouclée. Il porte des feuilles de chêne sur les épaules.

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Tombeau d'Innocent VI à la Chartreuse

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Les murs sont recouverts d’un badigeon où sont peints de nouveau des blasons et de longues inscriptions de textes officiels illustrant l’époque où la chapelle a servi de dépôt d’archives.

Le troisième étage où subsistent des restes de fresques constituait peut-être un corps de garde, et supporte la terrasse.

Les graffiti


Outre les signes lapidaires, des marques sont semées sur les murs des pièces et de l’escalier, en lettres gothiques ou en majuscules romaines, en vieux provençal parfois. Certaines à caractère grossier semblent provenir d’étudiants des confréries « Princes de la Jeunesse » ou « de la Basoche ». On trouve aussi des signes « 4 de chiffre » proches de celui de la maison de la rue des Teinturiers, ou des traits barrés comme si quelqu’un avait compté les jours…

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La destinée de la tour


Audouin Aubert meurt en 1363. Par testament, il a légué la tour et un local appelé « arsenal », l’ancienne chapelle saint Théodoric, aux Bénédictines de saint Laurent dont le monastère jouxte la livrée.


La livrée elle-même passe à Elie de Saint-Yrieux puis à Anglic Grimoard Albinensis, frère du pape Urbain V, et enfin à Nicolas de Brancas, son dernier occupant. Car le 1er septembre 1398, Benoît XIII refuse la soustraction d’obédience imposée par le roi de France Charles VI suite au retour de la papauté à Rome, mais dix neuf de ses cardinaux, dont Brancas, obéissent et quittent Avignon.


Après que Benoît XIII, prisonnier en son palais, s’en est échappé en 1403, la livrée est affectée à Philippe de Poitiers, chancelier du roi, puis à François de Conzié, puis vendue en partie au collège saint Ruf. En 1447, sur ordre du légat Pierre de Foix, elle est achetée par le Conseil de Ville pour être aménagée en maison municipale (Voir l'article sur l'Hôtel de Ville). Les Bénédictines donnent la tour en bail aux consuls moyennant un loyer annuel de vingt florins.

En 1470 Pierre Gentil, lapicide, et Jean Morgier, maçon, rehaussent la tour de 16 mètres, renforcent la terrasse et construisent un campanile voûté surmonté de flèches, de crosses et de clochetons, destiné à abriter le mécanisme de l’horloge conçue par le serrurier Amiel Guibert, qui fabrique également en bois de figuier le Jacquemart (de Jacqueme, le valet qui sonnait les cloches en cas d’alerte) et son épouse Jacotte.

 

 « Si le cas du feu advient en cette cité d'Avignon (dont Dieu nous garde), que le premier clocher d'où sera le feu, doit sonner Jacquemart jusqu'à temps que la paroisse où sera le dit feu sonne à son tour. »

Les gracieuses statues originales (Musée Calvet)

Très abîmés, Jacotte et Jacquemart sont remplacés en 1838 par les statues actuelles : le soldat casqué porte une cotte de maille et un énorme marteau, et Jacotte, vêtue d’une jupe jaune et d'un justaucorps rouge, lui tend une rose. Du moins à l’origine, car les intempéries ne les ont pas épargnés. Les originaux sont exposés au musée Calvet.

En 1497, la ville acquiert également la tour et les archives sont entassées au second étage.


La tour Albano, chef d'oeuvre de l'art gothique, est désormais tout ce qui subsiste de la livrée devenue Hôtel de Ville, car malgré l’opposition d’Esprit Requien et de Prosper Mérimée qui souhaitent conserver l'intégralité du bâtiment, il est impitoyablement rasé au début du XIXème siècle, à l’exception du beffroi que Mérimée réussira à faire classer en 1862. Ce dernier écrit : « Mauvais projet, on conserve la tour comme on conserve les perdrix à Pithiviers en les mettant dans un pâté dont le cou seul dépasse dehors». La cloche qui s’était cassée en juin 1852 est descendue pour être refondue dans l’atelier de Pierre Perre. Son poids est porté à 4320 kilos.

Seul émerge le haut de la tour, encerclée par les nouveaux bâtiments. Elle devient un poste de police municipal, puis est désaffectée.

Démolition de la livrée et du couvent

Tableau du marquis Isnard

De nombreux mystères demeurent à son sujet, et donc à celui du prélat qui la fit construire : quelles relations existe-t-il entre les différents étages ? Pourquoi la camera secreta offre-t-elle un si étrange décor, différent de tout ce qui se faisait en matière de décoration princière à l’époque ?  Quel rôle ésotérique a pu tenir cette pièce dont la symbolique reste obscure ? Quelle est la signification de la frise en lettres blanches ? Quelle fut sa destination, un cabinet de curiosités tels qu’ils deviendront à la mode plus tard, la retraite cachée d’un homme d’église, sa part d’humanité terrestre soumise à la puissance divine représentée par la chapelle au-dessus ?

Vue exceptionnelle depuis la terrasse 

Bibliographie
- Hervé Aliquot – Les mystères du Jacquemart – Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 2005
-Jules Courtet – Notice historique et archéologique sur Avignon - Revue Archéologique, n° 2

(Octobre 1854 à Mars 1855)
- Joseph Girard - Evocation du vieil Avignon

- Cartes postales anciennes, collection de M. Bourgue

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