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Par Liliane Février 2024
LE CARMEL
Qui n’a jamais été intrigué par les hauts murs de la rue de l’Observance, et cet énorme bâtiment aux fenêtres toujours closes ? C’est là que vivaient les Carmélites depuis près de 400 ans, mais cette époque est révolue et le Carmel s’ouvre au monde…
L’ordre du Carmel fut fondé à la fin du XIIème siècle sur le mont Carmel en Palestine, avec pour père spirituel le prophète Elie. Courant XIIIème, les Carmes doivent abandonner leurs ermitages et arrivent en Europe, où l’ordre va devenir monastique.
Les « Moniales déchaussées de la bienheureuse Vierge Marie » font partie des Carmes déchaux (qui vont pieds nus dans des sandales) qui suivent la réforme de sainte Thérèse d’Avila (1515-1582). C’est un ordre mendiant, contemplatif et apostolique, accordant une importance toute particulière au mysticisme et à la prière sous la forme d’oraison silencieuse, et qui compte parmi ses docteurs de l’Eglise Jean de la Croix ou Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face (Thérèse de Lisieux).
Bernin - Sainte Thérèse en extase - Santa Maria della Vittoria Rome
La vie au carmel comprend trois grandes activités : la prière, le travail et la vie commune autant que possible en silence. La prière revêt une importance fondamentale, de même que l’étude de la théologie et une intense spiritualité.
« L'âme abandonnée vit de foi, elle espère comme elle respire, elle aime sans interruption. Chaque volonté divine, quelle qu'elle soit, la trouve libre. Tout lui semble également bon. N'être rien, être beaucoup, être peu : commander, obéir ; être humiliée, être oubliée; manquer ou être pourvue, vivre longtemps, mourir bientôt, mourir sur l'heure, tout lui plaît. » (Therèse de Lisieux)
Le carmel vit de son travail et des aides, tant matérielles que pécuniaires, qu'il peut recevoir.
Thérèse de Lisieux
photographiée en 1895
Histoire du carmel d’Avignon
Claire de Pérussis, pieuse veuve de Jean de Forbin qui avait fait don d’une maison avec jardin pour y établir une communauté de religieuses carmélites, exécute ce vœu en 1612 et ses deux filles y prennent le voile. L’établissement est alors situé près de la rue de la Calade, l’actuelle rue Joseph Vernet. Au siècle suivant est édifié à côté le séminaire Saint-Charles.
Trois moniales de Gênes viennent en assurer la fondation et le dédient à la Vierge du Carmel. Une autre Génoise et ses deux sœurs commencent la fabrication de personnages de carton et de cire.
La communauté connait un rapide succès et des carmels sont fondés à Carpentras, à Chambéry et à Cavaillon. Mais en 1792 la Révolution vend le couvent comme bien national à un menuisier, qui le cèdera à « la citoyenne Mechine, femme Moulin » et bannit les quatorze Carmélites qui trouvent refuge en Espagne et en Italie. Sœur Thérèse du Saint-Sacrement de la Croix (Marie-Claire Marchand) refuse l’exil et se cache à Villeneuve-lès-Avignon avec d’autres réfractaires et le père Antoine, un chartreux qui vit en ermite dans une grotte et y dit une messe quotidienne.
Une parenthèse sur l'histoire des Récollets
Remontons en 1469. Luigi Doria, un marchand génois établi à Avignon, fait don aux frères Mineurs Observantins de sa maison appelée Beau Lieu, en leur imposant l’obligation d’y résider à perpétuité. Or une réforme de l’ordre introduisant une règle plus sévère donne naissance aux Réformés ou Récollets, qui en 1602 exigent de s’installer chez les Observantins, lesquels refusent avec opiniâtreté.
Or un jour de 1602, au retour d’une procession ils trouvent les Récollets installés à leur place et ne parviennent pas à se faire ouvrir les portes !
Ils fondent alors un hospice rue Pétramale mais on considère qu’ils se trouvent trop près des Clarisses de l’église sainte Claire : on leur interdit aussi l’ancien collège de Dijon trop près des religieuses de la Miséricorde rue Pétramale et ils finiront par accepter de s’établir rue Notre-Dame des Sept Douleurs.
Le marquis de Vidaud
C’est dans cet ancien couvent des Récollets que les Carmélites s’installent en 1819. Deux moniales du carmel de Carpentras rejoignent Thérèse du Saint-Sacrement de la Croix sortie de clandestinité, et avec l’aide du marquis de Vidaud, un pénitent gris dont le père a été guillotiné pendant la Terreur d’Orange, elles achètent pour une somme modique l’ancien couvent des Récollets, en très mauvais état, rue de l’Observance.
Le bâtiment ne comporte plus qu'une seule aile et l'église a totalement disparu. La communauté entreprend l'édification d'une nouvelle chapelle avec une nef principale de 15 mètres sur 6 et un chœur perpendiculaire et d’une nouvelle aile au couvent.
La fabrique de santons
Le travail fait partie intégrante de la vie des Carmélites. A Avignon, depuis les débuts, c’est la fabrication de personnages en cire.
La religieuse Marie-Anne Manifassié, qui a appris de sa cousine Marie Escudier le travail de la cire et a hérité de tous ses moules, instruments et matières premières, commence la fabrication des santons qui acquièrent bientôt une grande réputation : tête et membres en cire, fastueux vêtements à partir d’ornements liturgiques. Le visage de la Vierge offre un bel ovale aux traits fins mais peu modelés. L'Enfant Jésus est un bébé potelé́ et Joseph a un menton proéminent à la barbe bouclée, traits caractéristiques des premiers moules.
L'atelier et les santons en cire
Il a été récemment retrouvé à Bolléne une crèche datant de Louis-Philippe (1830 à 1850) probablement créée par les Carmélites d’Avignon : la Sainte Famille est en cire avec les yeux en agates, mais les autres personnages sont en toile rembourrée de lichen des Alpes, bras et jambes rembourrés de paille avec des armatures en fer, tête et mains en carton-pâte.
Les terribles inondations de 1840 et 1856 obligent la communauté à de grands travaux de reconstruction et de protection des lieux.
En 1914, six sœurs réfugiées du carmel de Pontoise se joignent aux Carmélites d’Avignon.
Eugénie Cousin, en religion Sœur Marie-Thérèse du Sacré-Coeur, prieure d’Avignon, correspond avec de nombreux théologiens, philosophes et mystiques telle Marie-Antoinette de Geuser, dite Consummata, exemple même de la spiritualité carmélite. La clôture et la vie contemplative, loin de retrancher du monde selon l’opinion commune, peuvent devenir des instruments de rayonnement et d’action efficaces.
Pendant la guerre civile espagnole, Avignon accueille les carmélites de Boadillante del Monte. Durant la seconde Guerre mondiale, le monastère ferme à cause des bombardements sur la gare proche. Les sœurs trouvent refuge au carmel de Carpentras puis près de Venasque.
En 1983, trois religieuses trouvent la mort dans un accident de voiture de retour d’un séminaire, un profond traumatisme pour la communauté d’Avignon.
La vie quotidienne
La vie au Carmel est d’une grande régularité, avec un emploi du temps très plein et morcelé, qui permet de « mieux rester en présence du Seigneur ». On ne travaille pas le dimanche et les jours de solennités.
Chaque matin, la communauté se retrouve pour une heure d’oraison silencieuse avant d’aller chanter les laudes à la chapelle. Puis c’est la célébration eucharistique. Les temps de prière sont d’environ 7h par jour.
Après le petit déjeuner, chaque sœur accomplit le travail qui lui est confié, généralement en solitude et en silence. Il peut arriver de travailler ensemble selon les besoins.
A 12h15, la communauté se réunit à la chapelle pour l’office du milieu du jour (sexte) puis au réfectoire. Le repas est pris en silence ; l’une des soeurs fait la lecture d’articles de journaux, de témoignages, de vies de saints ou de texte biblique qui favorise la communion avec Dieu et le reste du monde. « Il est important de savoir ce qui se passe à l’extérieur afin de participer par la prière aux joies et aux souffrances des hommes, des femmes et des enfants de notre temps. »
Le réfectoire
Le repas est simple et sobre. On ne mange jamais de viande. Chacune reçoit de la serveuse sa portion, comme un don, sans juger ce qui est présenté comme bon ou mauvais. Elle mange ensuite les yeux baissés dirigés devant elle, sans regarder les autres.
Après le repas, chacune prend un moment personnel de repos ou de détente. Puis vient une heure de lecture. A 15h, après avoir dit l’office de none, elles retournent à leur travail d’artisanat mais sont également au service de la communauté par leur emploi à la cuisine, au réfectoire, au ménage, au jardin, à l’infirmerie, à la bibliothèque, aux archives, à la liturgie...
Les Vêpres sonnent à 17h30 et toute la communauté se rassemble pour la deuxième heure d’oraison de la journée. A 19h, c’est la récitation de l’Angélus puis le dîner.
Après la vaisselle, toutes se retrouvent en salle de communauté pour un temps de partage : se détendre, confier ses peines, écouter des nouvelles des familles et des amis, échanger sur un sujet d’actualité, rire, broder, tricoter, repriser... Les deux derniers moments de la journée sont les offices et complies (psaumes, hymnes, courts passages bibliques). Elles se retirent ensuite dans leur chambre. Le monastère est alors plongé dans le silence.
Les fêtes liturgiques ou communautaires - du monastère, de la prieure, jubilés des sœurs, etc. - qui rompent la grande régularité et égayent l’austérité des jours ordinaires, sont célébrées au chœur, au réfectoire de façon plus festive, avec lectures de poésies ou pièces de théâtres créées par une sœur. Les salles peuvent être décorées, les repas améliorés.
«Ce qui importe n’est pas l’emploi lui-même mais que, quoique nous fassions, nous le fassions pour Jésus».
Et maintenant ?
Cérémonie pour le départ des dernières Carmélites en 2022
Ces dernières années, les Carmélites d'Avignon n’étaient plus que trois à occuper les presque 14000 m² des lieux : sœur Marcelle, la prieure de la communauté, sœur Anne et sœur Marie-Josée, toutes âgées et de santé fragile. Avec des factures considérables de fioul… Elles ont donc été obligées de vendre en 2022 et de partir au carmel de Montpellier. « C’est très dur de partir » confie l’une d’elle qui vivait ici depuis 53 ans.
De nos jours, 60% des religieuses, tous ordres confondus, ont plus de 85 ans. Abbayes, monastères, biens immobiliers des diocèses sont menacés d’abandon ou de destruction.
C’est pourquoi Oykos (maison, patrimoine en grec) « initiative d’écologie intégrale qui remet l’homme et la notion de vie en communauté au centre » s’est donné pour mission de sauvegarder les bâtiments religieux à l’origine en leur insufflant une nouvelle vie.
« Le projet du Carmel d’Avignon est un ambitieux projet aux dimensions multiples voulant accueillir une vie commune intergénérationnelle et des personnes défavorisées » et « développer des activités culturelles, notamment en lien avec le Festival d’Avignon, mais aussi des activités sociales : location à prix modéré de chambres d’étudiants et de studios pour seniors, restauration solidaire, exploitation d’un jardin potager, organisation d’évènements conviviaux ».
Le bâtiment principal sur trois niveaux, la chapelle et les dépendances ont une surface de 13885 m² et le parc planté de cèdres, platanes et marronniers, qui couvre 12000m², protégé par un haut mur d’enceinte infranchissable jusqu’à l’année dernière, a de quoi faire rêver.
L'ermitage dans le parc
Le lieu, désormais baptisé la Respelid, est maintenant régulièrement ouvert à la visite et il est assez difficile de se représenter la vie quotidienne des Carmélites d’autrefois, recluses volontaires, tout entières vouées au travail et à la prière. Selon le témoignage de l’une des dernières sœurs, elle aimait entendre le bruit des trains qui la reliait au monde extérieur… Elles ne communiquaient librement entre elles qu’une heure par jour, mais regardaient la télévision et écoutaient de la musique.
Quant aux moules et à la technique de fabrication des superbes santons de cire, ils ont été confiés à l’abbaye Notre-Dame de Bon-Secours de Blauvac.